{"id":1589,"date":"2022-09-16T14:27:51","date_gmt":"2022-09-16T14:27:51","guid":{"rendered":"https:\/\/interculturalita.it\/?p=1589"},"modified":"2024-01-27T11:20:47","modified_gmt":"2024-01-27T11:20:47","slug":"charles-baudelaire-madame-bovary-par-gustave-flaubert","status":"publish","type":"post","link":"https:\/\/interculturalita.it\/charles-baudelaire-madame-bovary-par-gustave-flaubert\/","title":{"rendered":"Charles Baudelaire \u2013 Madame Bovary par Gustave Flaubert"},"content":{"rendered":"

I<\/p>\n

En mati\u00e8re de critique, la situation de l’\u00e9crivain qui vient apr\u00e8s tout le monde, de l’\u00e9crivain retardataire, comporte des avantages que n’avait pas l’\u00e9crivain proph\u00e8te, celui qui annonce le succ\u00e8s, qui le commande, pour ainsi dire, avec l’autorit\u00e9 de l’audace et du d\u00e9vouement.<\/p>\n

Gustave Flaubert n’a plus besoin du d\u00e9vouement, s’il est vrai qu’il en eut jamais besoin. Des artistes nombreux, et quelques-uns des plus fins et des plus accr\u00e9dit\u00e9s, ont illustr\u00e9 et enguirland\u00e9 son excellent livre. Il ne reste donc plus \u00e0 la critique qu’\u00e0 indiquer quelques points de vue oubli\u00e9s, et qu’\u00e0 insister un peu plus vivement sur des traits et des lumi\u00e8res qui n’ont pas \u00e9t\u00e9, selon moi, suffisamment vant\u00e9s et comment\u00e9s. D’ailleurs, cette position de l’\u00e9crivain en retard, distanc\u00e9 par l’opinion, a, comme j’essayais de l’insinuer, un charme paradoxal. Plus libre, parce qu’il est seul comme un tra\u00eenard, il a l’air de celui qui r\u00e9sume les d\u00e9bats, et, contraint d’\u00e9viter les v\u00e9h\u00e9mences de l’accusation et de la d\u00e9fense, il a ordre de se frayer une voie nouvelle, sans autre excitation que celle de l’amour du Beau et de la Justice.<\/p>\n

 <\/p>\n

II<\/p>\n

Puisque j’ai prononc\u00e9 ce mot splendide et terrible, la Justice, qu’il me soit permis, – comme aussi bien cela m’est agr\u00e9able, – de remercier la magistrature fran\u00e7aise de l’\u00e9clatant exemple d’impartialit\u00e9 et de bon go\u00fbt qu’elle a donn\u00e9 dans cette circonstance. Sollicit\u00e9e par un z\u00e8le aveugle et trop v\u00e9h\u00e9ment pour la morale, par un esprit qui se trompait de terrain, – plac\u00e9e en face d’un roman, oeuvre d’un \u00e9crivain inconnu la veille, – un roman, et quel roman! le plus impartial, le plus loyal, – un champ, banal comme tous les champs, flagell\u00e9, tremp\u00e9, comme la nature elle-m\u00eame, par tous les vents et tous les orages, – la magistrature, dis-je, s’est montr\u00e9e loyale et impartiale comme le livre qui \u00e9tait pouss\u00e9 devant elle en holocauste. Et mieux encore, disons, s’il est permis de conjecturer d’apr\u00e8s les consid\u00e9rations qui accompagn\u00e8rent le jugement, que si les magistrats avaient d\u00e9couvert quelque chose de vraiment reprochable dans le livre, ils l’auraient n\u00e9anmoins amnisti\u00e9, en faveur et en reconnaissance de la BEAUT\u00c9 dont il est rev\u00eatu. Ce souci remarquable de la Beaut\u00e9, en des hommes dont les facult\u00e9s ne sont mises en r\u00e9quisition que pour le Juste et le Vrai, est un sympt\u00f4me des plus touchants, compar\u00e9 avec les convoitises ardentes de cette soci\u00e9t\u00e9 qui a d\u00e9finitivement abjur\u00e9 tout amour spirituel, et qui, n\u00e9gligeant ses anciennes entrailles, n’a plus cure que de ses visc\u00e8res. En somme, on peut dire que cet arr\u00eat, par sa haute tendance po\u00e9tique, fut d\u00e9finitif; que gain de cause a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 \u00e0 la Muse, et que tous les \u00e9crivains, tous ceux du moins dignes de ce nom, ont \u00e9t\u00e9 acquitt\u00e9s dans la personne de M. Gustave Flaubert.<\/p>\n

Ne disons donc pas, comme tant d’autres l’affirment avec une l\u00e9g\u00e8re et inconsciente mauvaise humeur, que le livre a d\u00fb son immense faveur au proc\u00e8s et \u00e0 l’acquittement. Le livre, non tourment\u00e9, aurait obtenu la m\u00eame curiosit\u00e9, il aurait cr\u00e9\u00e9 le m\u00eame \u00e9tonnement, la m\u00eame agitation. D’ailleurs les approbations de tous les lettr\u00e9s lui appartenaient depuis longtemps. D\u00e9j\u00e0 sous sa premi\u00e8re forme, dans la Revue de Paris, o\u00f9 des coupures imprudentes en avaient d\u00e9truit l’harmonie, il avait excit\u00e9 un ardent int\u00e9r\u00eat. La situation de Gustave Flaubert, brusquement illustre, \u00e9tait \u00e0 la fois excellente et mauvaise; et de cette situation \u00e9quivoque, dont son loyal et merveilleux talent a su triompher, je vais donner, tant bien que mal, les raisons diverses.<\/p>\n

 <\/p>\n

III<\/p>\n

Excellente; – car depuis la disparition de Balzac, ce prodigieux m\u00e9t\u00e9ore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire, comme un orient bizarre et exceptionnel, comme une aurore polaire inondant le d\u00e9sert glac\u00e9 de ses lumi\u00e8res f\u00e9\u00e9riques, – toute curiosit\u00e9, relativement au roman, s’\u00e9tait apais\u00e9e et endormie. D’\u00e9tonnantes tentatives avaient \u00e9t\u00e9 faites, il faut l’avouer. Depuis longtemps d\u00e9j\u00e0, M. de Custine, c\u00e9l\u00e8bre, dans un monde de plus en plus rar\u00e9fi\u00e9, par Aloys, Le Monde comme il est<\/em> et Ethel,<\/em> – M. de Custine, le cr\u00e9ateur de la jeune fille laide, ce type tant jalous\u00e9 par Balzac (voir le vrai Mercadet),<\/em> avait livr\u00e9 au public Romuald ou la Vocatio<\/em>n, oeuvre d’une maladresse sublime, o\u00f9 des pages inimitables font \u00e0 la fois condamner et absoudre des langueurs et des gaucheries. Mais M. de Custine est un sous-genre du g\u00e9nie, un g\u00e9nie dont le dandysme monte jusqu’\u00e0 l’id\u00e9al de la n\u00e9gligence. Cette bonne foi de gentilhomme, cette ardeur romanesque, cette raillerie loyale, cette absolue et nonchalante personnalit\u00e9, ne sont pas accessibles aux sens du grand troupeau, et ce pr\u00e9cieux \u00e9crivain avait contre lui toute la mauvaise fortune que m\u00e9ritait son talent.<\/p>\n

M. d’Aurevilly avait violemment attir\u00e9 les yeux par Une vieille ma\u00eetresse<\/em> et par L’Ensorcel\u00e9e<\/em>. Ce culte de la v\u00e9rit\u00e9, exprim\u00e9 avec une effroyable ardeur, ne pouvait que d\u00e9plaire \u00e0 la foule. D’Aurevilly, vrai catholique, \u00e9voquant la passion pour la vaincre, chantant, pleurant et criant au milieu de l’orage, plant\u00e9 comme Ajax sur un rocher de d\u00e9solation, et ayant toujours l’air de dire \u00e0 son rival, – homme, foudre, dieu ou mati\u00e8re -: “Enl\u00e8ve-moi, ou je t’enl\u00e8ve!” ne pouvait pas non plus mordre sur une esp\u00e8ce assoupie dont les yeux sont ferm\u00e9s aux miracles de l’exception.<\/p>\n

Champfleury, avec un esprit enfantin et charmant, s’\u00e9tait jou\u00e9 tr\u00e8s heureusement dans le pittoresque, avait braqu\u00e9 un binocle po\u00e9tique (plus po\u00e9tique qu’il ne le croit lui-m\u00eame) sur les accidents et les hasards burlesques ou touchants de la famille ou de la rue; mais, par originalit\u00e9 ou par faiblesse de vue, volontairement ou fatalement, il n\u00e9gligeait le lieu commun, le lieu de rencontre de la foule, le rendez-vous public de l’\u00e9loquence.<\/p>\n

Plus r\u00e9cemment encore, M. Charles Barbara, \u00e2me rigoureuse et logique, \u00e2pre \u00e0 la cur\u00e9e intellectuelle, a fait quelques efforts incontestablement distingu\u00e9s; il a cherch\u00e9 (tentation toujours irr\u00e9sistible) \u00e0 d\u00e9crire, \u00e0 \u00e9lucider des situations de l’\u00e2me exceptionnelles, et \u00e0 d\u00e9duire les cons\u00e9quences directes des positions fausses. Si je ne dis pas ici toute la sympathie que m’inspire l’auteur d’H\u00e9lo\u00efse<\/em> et de L’Assassinat du Pont-Rouge<\/em>, c’est parce qu’il n’entre qu’occasionnellement dans mon th\u00e8me, \u00e0 l’\u00e9tat de note historique.<\/p>\n

Paul F\u00e9val, plac\u00e9 de l’autre c\u00f4t\u00e9 de la sph\u00e8re, esprit amoureux d’aventures, admirablement dou\u00e9 pour le grotesque et le terrible, a embo\u00eet\u00e9 le pas, comme un h\u00e9ros tardif, derri\u00e8re Fr\u00e9d\u00e9ric Souli\u00e9 et Eug\u00e8ne Sue. Mais les facult\u00e9s si riches de l’auteur des Myst\u00e8res de Londres<\/em> et du Bossu<\/em>, non plus que celles de tant d’esprits hors ligne, n’ont pas pu accomplir le l\u00e9ger et soudain miracle de cette pauvre petite provinciale adult\u00e8re, dont toute l’histoire, sans imbroglio, se compose de tristesses, de d\u00e9go\u00fbts, de soupirs et de quelques p\u00e2moisons f\u00e9briles arrach\u00e9s \u00e0 la vie barr\u00e9e par le suicide.<\/p>\n

Que ces \u00e9crivains, les uns tourn\u00e9s \u00e0 la Dickens, les autres moul\u00e9s \u00e0 la Byron ou \u00e0 la Bulwer, trop bien dou\u00e9s peut-\u00eatre, trop m\u00e9prisants, n’aient pas su, comme un simple Paul de Kock, forcer le seuil branlant de la Popularit\u00e9, la seule des impudiques qui demande \u00e0 \u00eatre viol\u00e9e, ce n’est pas moi qui leur en ferai un crime, – non plus d’ailleurs qu’un \u00e9loge; de m\u00eame je ne sais aucun gr\u00e9 \u00e0 M. Gustave Flaubert d’avoir obtenu du premier coup ce que d’autres cherchent toute leur vie. Tout au plus y verrai-je un sympt\u00f4me sur\u00e9rogatoire de puissance, et chercherai-je \u00e0 d\u00e9finir les raisons qui ont fait mouvoir l’esprit de l’auteur dans un sens plut\u00f4t que dans un autre.<\/p>\n

Mais j’ai dit aussi que cette situation du nouveau venu \u00e9tait mauvaise; h\u00e9las! pour une raison lugubrement simple. Depuis plusieurs ann\u00e9es, la part d’int\u00e9r\u00eat que le public accorde aux choses spirituelles \u00e9tait singuli\u00e8rement diminu\u00e9e; son budget d’enthousiasme allait se r\u00e9tr\u00e9cissant toujours. Les derni\u00e8res ann\u00e9es de Louis-Philippe avaient vu les derni\u00e8res explosions d’un esprit encore excitable par les jeux de l’imagination; mais le nouveau romancier se trouvait en face d’une soci\u00e9t\u00e9 absolument us\u00e9e, – pire qu’us\u00e9e, – abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la fiction, et d’amour que pour la possession.<\/p>\n

Dans des conditions semblables, un esprit bien nourri, enthousiaste du beau, mais fa\u00e7onn\u00e9 \u00e0 une forte escrime, jugeant \u00e0 la fois le bon et le mauvais des circonstances, \u00e0 d\u00fb se dire: “Quel est le moyen le plus s\u00fbr de remuer toutes ces vieilles \u00e2mes? Elles ignorent en r\u00e9alit\u00e9 ce qu’elles aimeraient; elles n’ont un d\u00e9go\u00fbt positif que du grand; la passion na\u00efve, ardente, l’abandon po\u00e9tique les fait rougir et les blesse.<\/p>\n

– Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d’un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXe si\u00e8cle. Et aussi prenons bien garde \u00e0 nous abandonner et \u00e0 parler pour notre propre compte. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures o\u00f9 le commun du monde met ses chaleurs; nous serons, comme dit l’\u00e9cole, objectif et impersonnel.<\/p>\n

“Et aussi, comme nos oreilles ont \u00e9t\u00e9 harass\u00e9es dans ces derniers temps par des bavardages d’\u00e9cole pu\u00e9rils, comme nous avons entendu parler d’un certain proc\u00e9d\u00e9 litt\u00e9raire appel\u00e9 r\u00e9alisme, – injure d\u00e9go\u00fbtante jet\u00e9e \u00e0 la face de tous les analystes, mot vague et \u00e9lastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une m\u00e9thode nouvelle de cr\u00e9ation, mais une description minutieuse des accessoires, – nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle. Nous \u00e9tendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l’aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus d\u00e9cisives, s’\u00e9chapperont des bouches les plus sottes.<\/p>\n

“Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdit\u00e9s, le plus abondant en imb\u00e9ciles intol\u00e9rants?
\n“La province.
\n“Quels y sont les acteurs les plus insupportables?
\n“Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs id\u00e9es.
\n“Quelle est la donn\u00e9e la plus us\u00e9e, la plus prostitu\u00e9e, l’orgue de Barbarie le plus \u00e9reint\u00e9?
\n“L’Adult\u00e8re.
\n“Je n’ai pas besoin, s’est dit le po\u00e8te, que mon h\u00e9ro\u00efne soit une h\u00e9ro\u00efne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une aspiration irr\u00e9fr\u00e9nable vers un monde sup\u00e9rieur, elle sera int\u00e9ressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre p\u00e9cheresse aura au moins ce m\u00e9rite, – comparativement fort rare, – de se distinguer des fastueuses bavardes de l’\u00e9poque qui nous a pr\u00e9c\u00e9d\u00e9s.
\n“Je n’ai pas besoin de me pr\u00e9occuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux; je poss\u00e8de toutes ces qualit\u00e9s \u00e0 une puissance surabondante; je marcherai appuy\u00e9 sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indiff\u00e9remment bons ou mauvais, selon la mani\u00e8re dont ils sont trait\u00e9s, et que les plus vulgaires peuvent devenir les meilleurs”.<\/p>\n

D\u00e8s lors, Madame Bovar<\/em>y – une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les oeuvres d’art – \u00e9tait cr\u00e9\u00e9e.
\nIl ne restait plus \u00e0 l’auteur, pour accomplir le tour de force dans son entier, que de se d\u00e9pouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme. Il en est r\u00e9sult\u00e9 une merveille; c’est que, malgr\u00e9 tout son z\u00e8le de com\u00e9dien, il n’a pas pu ne pas infuser un sang viril dans les veines de sa cr\u00e9ature, et que madame Bovary, pour ce qu’il y a en elle de plus \u00e9nergique et de plus ambitieux, et aussi de plus r\u00eaveur, madame Bovary est rest\u00e9e un homme. Comme la Pallas arm\u00e9e, sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gard\u00e9 toutes les s\u00e9ductions d’une \u00e2me virile dans un charmant corps f\u00e9minin.<\/p>\n

 <\/p>\n

IV<\/p>\n

Plusieurs critiques avaient dit: cette oeuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacit\u00e9 des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui repr\u00e9sente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. O\u00f9 est-il, le personnage proverbial et l\u00e9gendaire, charg\u00e9 d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur? En d’autres termes, o\u00f9 est le r\u00e9quisitoire?<\/p>\n

Absurdit\u00e9! \u00c9ternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres! – Une v\u00e9ritable oeuvre d’art n’a pas besoin de r\u00e9quisitoire. La logique de l’oeuvre suffit \u00e0 toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur \u00e0 tirer les conclusions de la conclusion.<\/p>\n

Quant au personnage intime, profond, de la fable, incontestablement c’est la femme adult\u00e8re; elle seule, la victime d\u00e9shonor\u00e9e, poss\u00e8de toutes les gr\u00e2ces du h\u00e9ros. – Je disais tout \u00e0 l’heure qu’elle \u00e9tait presque m\u00e2le, et que l’auteur l’avait orn\u00e9e (inconsciencieusement peut-\u00eatre) de toutes les qualit\u00e9s viriles.<\/p>\n

Qu’on examine attentivement:<\/p>\n

1\u00b0 L’imagination, facult\u00e9 supr\u00eame et tyrannique, substitu\u00e9e au coeur, ou \u00e0 ce qu’on appelle le coeur, d’o\u00f9 le raisonnement est d’ordinaire exclu, et qui domine g\u00e9n\u00e9ralement dans la femme comme dans l’animal;<\/p>\n

2\u00b0 \u00c9nergie soudaine d’action, rapidit\u00e9 de d\u00e9cision, fusion mystique du raisonnement et de la passion, qui caract\u00e9rise les hommes cr\u00e9\u00e9s pour agir;<\/p>\n

3\u00b0 Go\u00fbt immod\u00e9r\u00e9 de la s\u00e9duction, de la domination et m\u00eame de tous les moyens vulgaires de s\u00e9duction, descendant jusqu’au charlatanisme du costume, des parfums et de la pommade, – le tout se r\u00e9sumant en deux mots: dandysme, amour exclusif de la domination.<\/p>\n

Et pourtant madame Bovary se donne; emport\u00e9e par les sophismes de son imagination, elle se donne magnifiquement, g\u00e9n\u00e9reusement, d’une mani\u00e8re toute masculine, \u00e0 des dr\u00f4les qui ne sont pas ses \u00e9gaux, exactement comme les po\u00e8tes se livrent \u00e0 des dr\u00f4lesses.<\/p>\n

Une nouvelle preuve de la qualit\u00e9 toute virile qui nourrit son sang art\u00e9riel, c’est qu’en somme cette infortun\u00e9e a moins souci des d\u00e9fectuosit\u00e9s ext\u00e9rieures visibles, des provincialismes aveuglants de son mari, que de cette absence totale de g\u00e9nie, de cette inf\u00e9riorit\u00e9 spirituelle bien constat\u00e9e par la stupide op\u00e9ration du pied bot.<\/p>\n

Et \u00e0 ce sujet, relisez les pages qui contiennent cet \u00e9pisode, si injustement trait\u00e9 de parasitique, tandis qu’il sert \u00e0 mettre en vive lumi\u00e8re tout le caract\u00e8re de la personne. – Une col\u00e8re noire, depuis longtemps concentr\u00e9e, \u00e9clate dans toute l’\u00e9pouse Bovary; les portes claquent; le mari stup\u00e9fi\u00e9, qui n’a su donner \u00e0 sa romanesque femme aucune jouissance spirituelle, est rel\u00e9gu\u00e9 dans sa chambre; il est en p\u00e9nitence, le coupable ignorant! et madame Bovary, la d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, s’\u00e9crie, comme une petite lady Macbeth accoupl\u00e9e \u00e0 un capitaine insuffisant: “Ah!que ne suis-je au moins la femme d’un de ces vieux savants chauves et vo\u00fbt\u00e9s, dont les yeux abrit\u00e9s de lunettes vertes sont toujours braqu\u00e9s sur les archives de la science! je pourrais fi\u00e8rement me balancer \u00e0 son bras; je serais au moins la compagne d’un roi spirituel ; mais la compagne de cha\u00eene de cet imb\u00e9cile qui ne sait pas redresser le pied d’un infirme! oh!”<\/p>\n

Cette femme, en r\u00e9alit\u00e9, est tr\u00e8s sublime dans son esp\u00e8ce, dans son petit milieu et en face de son petit horizon;<\/p>\n

4\u00b0 M\u00eame dans son \u00e9ducation de couvent, je trouve la preuve du temp\u00e9rament \u00e9quivoque de madame Bovary.<\/p>\n

Les bonnes soeurs ont remarqu\u00e9 dans cette jeune fille une aptitude \u00e9tonnante \u00e0 la vie, \u00e0 profiter de la vie, \u00e0 en conjecturer les jouissances; – voil\u00e0 l’homme d’action!<\/p>\n

Cependant la jeune fille s’enivrait d\u00e9licieusement de la couleur des vitraux, des teintes orientales que les longues fen\u00eatres ouvrag\u00e9es jetaient sur son paroissien de pensionnaire; elle se gorgeait de la musique solennelle des v\u00eapres, et, par un paradoxe dont tout l’honneur appartient aux nerfs, elle substituait dans son \u00e2me au Dieu v\u00e9ritable le Dieu de sa fantaisie, le Dieu de l’avenir et du hasard, un Dieu de vignette, avec \u00e9perons et moustaches; – voil\u00e0 le po\u00e8te hyst\u00e9rique.<\/p>\n

L’hyst\u00e9rie! Pourquoi ce myst\u00e8re physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une oeuvre litt\u00e9raire, ce myst\u00e8re que l’Acad\u00e9mie de m\u00e9decine n’a pas encore r\u00e9solu, et qui, s’exprimant dans les femmes par la sensation d’une boule ascendante et asphyxiante (je ne parle que du sympt\u00f4me principal), se traduit chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l’aptitude \u00e0 tous les exc\u00e8s?<\/p>\n

 <\/p>\n

V<\/p>\n

En somme, cette femme est vraiment grande, elle est surtout pitoyable, et malgr\u00e9 la duret\u00e9 syst\u00e9matique de l’auteur, qui a fait tous ses efforts pour \u00eatre absent de son oeuvre et pour jouer la fonction d’un montreur de marionnettes, toutes les femmes intellectuelles lui sauront gr\u00e9 d’avoir \u00e9lev\u00e9 la femelle \u00e0 une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si pr\u00e8s de l’homme id\u00e9al, et de l’avoir fait participer \u00e0 ce double caract\u00e8re de calcul et de r\u00eaverie qui constitue l’\u00eatre parfait.<\/p>\n

On dit que madame Bovary est ridicule. En effet, la voil\u00e0, tant\u00f4t prenant pour un h\u00e9ros de Walter Scott une esp\u00e8ce de monsieur, – dirai-je m\u00eame un gentilhomme campagnard? – v\u00eatu de gilets de chasse et de toilettes contrast\u00e9es! et maintenant, la voici amoureuse d’un petit clerc de notaire ( qui ne sait m\u00eame pas commettre une action dangereuse pour sa ma\u00eetresse), et finalement la pauvre \u00e9puis\u00e9e, la bizarre Pasipha\u00e9, rel\u00e9gu\u00e9e dans l’\u00e9troite enceinte d’un village, poursuit l’id\u00e9al \u00e0 travers les bastringues et les estaminets de la pr\u00e9fecture: – qu’importe? disons-le, avouons-le, c’est un C\u00e9sar \u00e0 Carpentras: elle poursuit l’Id\u00e9al!<\/p>\n

Je ne dirai certainement pas comme le Lycanthrope d’insurrectionnelle m\u00e9moire, ce r\u00e9volt\u00e9 qui a abdiqu\u00e9: “En face de toutes les platitudes et de toutes les sottises du temps pr\u00e9sent, ne nous reste-t-il pas le papier \u00e0 cigarettes et l’adult\u00e8re?” mais j’affirmerai qu’apr\u00e8s tout, tout compte fait, m\u00eame avec des balances de pr\u00e9cision, notre monde est bien dur pour avoir \u00e9t\u00e9 engendr\u00e9 par le Christ, qu’il n’a gu\u00e8re qualit\u00e9 pour jeter la pierre \u00e0 l’adult\u00e8re; et que quelques minotauris\u00e9s de plus ou de moins n’acc\u00e9l\u00e9reront pas la vitesse rotatoire des sph\u00e8res et n’avanceront pas d’une seconde la destruction finale des univers. – Il est temps qu’un terme soit mis \u00e0 l’hypocrisie de plus en plus contagieuse, et qu’il soit r\u00e9put\u00e9 ridicule pour des hommes et des femmes, pervertis jusqu’\u00e0 la trivialit\u00e9, de crier: haro ! sur un malheureux auteur qui a daign\u00e9, avec une chastet\u00e9 de rh\u00e9teur, jeter un voile de gloire sur des aventures de tables de nuit, toujours r\u00e9pugnantes et grotesques, quand la Po\u00e9sie ne les caresse pas de sa clart\u00e9 de veilleuse opaline.<\/p>\n

Si je m’abandonnais sur cette pente analytique, je n’en finirais jamais avec Madame Bovary; ce livre, essentiellement suggestif, pourrait souffler un volume d’observations. Je me bornerai, pour le moment, \u00e0 remarquer que plusieurs des \u00e9pisodes les plus importants ont \u00e9t\u00e9 primitivement ou n\u00e9glig\u00e9s ou vitup\u00e9r\u00e9s par les critiques. Exemples: l’\u00e9pisode de l’op\u00e9ration manqu\u00e9e du pied bot, et celui, si remarquable, si plein de d\u00e9solation, si v\u00e9ritablement moderne, o\u00f9 la future adult\u00e8re, – car elle n’est encore qu’au commencement du plan inclin\u00e9, la malheureuse! – va demander secours \u00e0 l’\u00c9glise, \u00e0 la divine M\u00e8re, \u00e0 celle qui n’a pas d’excuses pour n’\u00eatre pas toujours pr\u00eate, \u00e0 cette Pharmacie o\u00f9 nul n’a le droit de sommeiller! Le bon cur\u00e9 Bournisien, uniquement pr\u00e9occup\u00e9 des polissons du cat\u00e9chisme qui font de la gymnastique \u00e0 travers les stalles et les chaises de l’\u00e9glise, r\u00e9pond avec candeur: “Puisque vous \u00eates malade, madame, et puisque M. Bovary est m\u00e9decin, pourquoi n’allez-vous pas trouver votre mari?”<\/p>\n

Quelle est la femme qui, devant cette insuffisance du cur\u00e9, n’irait pas, folle amnisti\u00e9e, plonger sa t\u00eate dans les eaux tourbillonnantes de l’adult\u00e8re, – et quel est celui de nous qui, dans un \u00e2ge plus na\u00eff et dans des circonstances troubl\u00e9es, n’a pas fait forc\u00e9ment connaissance avec le pr\u00eatre incomp\u00e9tent?<\/p>\n

 <\/p>\n

VI<\/p>\n

J’avais primitivement le projet, ayant deux livres du m\u00eame auteur sous la main (Madame Bovary<\/em> et La Tentation de saint Antoine<\/em>, dont les fragments n’ont pas encore \u00e9t\u00e9 rassembl\u00e9s par la librairie), d’installer une sorte de parall\u00e8le entre les deux. Je voulais \u00e9tablir des \u00e9quations et des correspondances. Il m’e\u00fbt \u00e9t\u00e9 facile de retrouver sous le tissu minutieux de Madame Bovary<\/em>, les hautes facult\u00e9s d’ironie et de lyrisme qui illuminent \u00e0 outrance La Tentation de saint Antoine<\/em>. Ici le po\u00e8te ne s’\u00e9tait pas d\u00e9guis\u00e9, et sa Bovary, tent\u00e9e par tous les d\u00e9mons de l’illusion, de l’h\u00e9r\u00e9sie, par toutes les lubricit\u00e9s de la mati\u00e8re environnante, – son saint Antoine enfin, harass\u00e9 par toutes les folies qui nous circonviennent, aurait apologis\u00e9 mieux que sa toute petite fiction bourgeoise. – Dans cet ouvrage, dont malheureusement l’auteur ne nous a livr\u00e9 que des fragments, il y a des morceaux \u00e9blouissants; je ne parle pas seulement du festin prodigieux de Nabuchodonosor, de la merveilleuse apparition de cette petite folle de reine de Saba, miniature dansant sur la r\u00e9tine d’un asc\u00e8te, de la charlatanesque et emphatique mise en sc\u00e8ne d’Apollonius de Tyane suivi de son cornac, ou plut\u00f4t de son entreteneur, le millionnaire imb\u00e9cile qu’il entra\u00eene \u00e0 travers le monde; – je voudrais surtout attirer l’attention du lecteur sur cette facult\u00e9 souffrante, souterraine et r\u00e9volt\u00e9e, qui traverse toute l’oeuvre, ce filon t\u00e9n\u00e9breux qui illumine, – ce que les Anglais appellent le subcurrent, – et qui sert de guide \u00e0 travers ce capharna\u00fcm pand\u00e9moniaque de la solitude.<\/p>\n

Il m’e\u00fbt \u00e9t\u00e9 facile de montrer, comme je l’ai d\u00e9j\u00e0 dit, que M. Gustave Flaubert a volontairement voil\u00e9 dans Madame Bovary<\/em> les hautes facult\u00e9s lyriques et ironiques manifest\u00e9es sans r\u00e9serve dans La Tentation<\/em>, et que cette derni\u00e8re oeuvre, chambre secr\u00e8te de son esprit, reste \u00e9videmment la plus int\u00e9ressante pour les po\u00e8tes et les philosophes.<\/p>\n

Peut-\u00eatre aurai-je un autre jour le plaisir d’accomplir cette besogne.<\/p>\n