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Antonin Artaud: Le Théâtre Alfred Jarry

Antonin Artaud
Le Théâtre Alfred Jarry

Œuvres Complètes II
Nouvelle édition revue et augmentée
Gallimard

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Le théâtre participe à ce discrédit dans lequel l’une après l’autre tombent toutes les formes de l’art. Au milieu de la confusion, de l’absence, de la dénaturation de toutes les valeurs humaines, de cette angoissante incertitude dans laquelle nous sommes plongés touchant la nécessité ou la valeur de tel ou tel art, de telle ou telle forme de l’activité de l’esprit, l’idée de théâtre est probablement la plus atteinte. On chercherait en vain dans la masse des spectacles présentés journellement quelque chose qui réponde à l’idée que l’on peut se faire d’un théâtre absolument pur.

Si le théâtre est un jeu, trop de graves problèmes nous sollicitent pour que nous puissions distraire, au profit de quelque chose d’aussi aléatoire que ce jeu, la moindre parcelle de notre attention. Si le théâtre n’est pas un jeu, s’il est une réalité véritable, par quels moyens lui rendre ce rang de réalité, faire de chaque spectacle une sorte d’événement, tel est le problème que nous avons à résoudre.

Notre impuissance à croire, à nous illusionner est immense. Les idées de théâtre n’ont plus pour nous le brillant, le mordant, ce caractère de chose unique, inouïe, entière que conservent encore certaines idées écrites ou peintes. Au moment de lancer cette idée d’un théâtre pur et d’essayer de lui donner une forme concrète, une des premières questions que nous devons poser est celle de savoir si nous pourrons trouver un public capable de nous faire le minimum de confiance et de crédit nécessaires, en un mot de lier partie avec nous. Car à l’encontre des littérateurs ou des peintres il nous est impossible de nous passer du public, qui devient d’ailleurs partie intégrante de notre tentative.

Le théâtre est la chose du monde la plus impossible à sauver. Un art basé tout entier sur un pouvoir d’illusion qu’il est incapable de procurer n’a plus qu’à disparaître.

… Les mots ont ou n’ont pas leur pouvoir d’illusion. Ils ont leur valeur propre. Mais des décors, des costumes, des gestes et des cris faux ne remplaceront jamais la réalité que nous attendons. C’est cela qui est grave: la formation d’une réalité, l’irruption inédite d’un monde. Le théâtre doit nous donner ce monde éphémère, mais vrai, ce monde tangent au réel. Il sera ce monde lui-même ou alors nous nous passerons du théâtre.

Quoi de plus abject et en même temps de plus sinistrement terrible que le spectacle d’un déploiement de police. La société se connaît à ses mises en scène, basées sur la tranquillité avec laquelle elle dispose de la vie et de la liberté des gens. Quand la police prépare une rafle, on dirait des évolutions d’un ballet. Les agents vont et viennent. Des coups de sifflets lugubres déchirent l’air. Une espèce de solennité douloureuse se dégage de tous les mouvements. Peu à peu le cercle se restreint. Ces mouvements qui semblaient de prime abord gratuits, peu à peu leur but se dessine, apparaît – et aussi ce point de l’espace qui leur a servi jusqu’à présent de pivot. C’est une maison de quelconque apparence dont tout à coup les portes s’ouvrent, et de l’intérieur de cette maison voici sortir un troupeau de femmes, en cortège, et qui vont comme vers l’abattoir. L’affaire se corse, le coup de filet était destiné non à une certaine population interlope, mais à un amas de femmes, seulement. Notre émotion et notre étonnement sont à leur comble. Jamais plus belle mise en scène n’a été suivie d’un pareil dénouement. Coupables certes nous le sommes autant que ces femmes, et aussi cruels que ces policiers. C’est vraiment un spectacle complet. Eh bien, ce spectacle, c’est le théâtre idéal. Cette angoisse, ce sentiment de culpabilité, cette victoire, cet assouvissement, donnent le ton et le sens de l’état mental dans lequel le spectateur devra sortir de chez nous. Il sera secoué et rebroussé par le dynamisme intérieur du spectacle et ce dynamisme sera en relation directe avec les angoisses et les préoccupations de toute sa vie.

L’illusion ne portera plus sur la vraisemblance ou l’invraisemblance de l’action, mais sur la force communicative et la réalité de cette action.

Voit-on maintenant à quoi nous voulons en venir? Nous voulons en venir à ceci: qu’à chaque spectacle monté nous jouons une partie grave, que tout l’intérêt de notre effort réside dans ce caractère de gravité. Ce n’est pas à l’esprit ou aux sens des spectateurs que nous nous adressons, mais à toute leur existence. A la leur et à la nôtre. Nous jouons notre vie dans le spectacle qui se déroule sur la scène. Si nous n’avions pas le sentiment très net et très profond qu’une parcelle de notre vie profonde est engagée là dedans, nous n’estimerions pas nécessaire de pousser plus loin l’expérience. Le spectateur qui vient chez nous sait qu’il vient s’offrir à une opération véritable, où non seulement son esprit mais ses sens et sa chair sont en jeu. Il ira désormais au théâtre comme il va chez le chirurgien ou le dentiste. Dans le même état d’esprit, avec la pensée évidemment qu’il n’en mourra pas, mais que c’est grave, et qu’il ne sortira pas de là dedans intact. Si nous n’étions pas persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous nous estimerions inférieurs à notre tâche la plus absolue. Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le faire crier.

 

Théâtre Alfred Jarry
Première Année. — Saison 1926-1927

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Les conventions théâtrales ont vécu. Tels que nous sommes, nous sommes incapables d’accepter un théâtre qui continuerait à tricher avec nous. Nous avons besoin de croire à ce que nous voyons. Un spectacle qui se répète tous les soirs suivant des rites toujours les mêmes, toujours identiques à eux-mêmes, ne peut plus emporter notre adhésion. Nous avons besoin que le spectacle auquel nous assistons soit unique, qu’il nous donne l’impression d’être aussi imprévu et aussi incapable de se répéter que n’importe quel acte de la vie, n’importe quel événement amené par les circonstances.

En un mot, avec ce théâtre nous renouons avec la vie au lieu de nous en séparer. Le spectateur et nous-mêmes, nous ne pourrons nous prendre au sérieux que si nous avons très nettement l’impression qu’une parcelle de notre vie profonde est engagée dans cette action qui a pour cadre la scène. Comique ou tragique, notre jeu sera l’un de ces jeux dont à un moment donné on rit jaune. Voilà à quoi nous nous engageons.

Voilà dans quelle angoisse humaine le spectateur doit sortir de chez nous. Il sera secoué et rebroussé par le dynamisme intérieur du spectacle qui se déroulera devant ses yeux. Et ce dynamisme sera en relation directe avec les angoisses et les préoccupations de toute sa vie.

Telle est la fatalité que nous évoquons, et le spectacle sera cette fatalité elle-même. L’illusion que nous cherchons à créer ne portera pas sur le plus ou moins de vraisemblance de l’action, mais sur la force communicative et la réalité de cette action. Chaque spectacle deviendra par le fait même une sorte d’événement. Il faudra que le spectateur ait le sentiment que se joue devant lui une scène de son existence même, et une scène capitale vraiment.

Nous demandons, en un mot, à notre public, une adhésion intime, profonde. La discrétion n’est pas notre fait. A chaque spectacle monté, nous jouons une partie grave. Si nous ne sommes pas décidés à tirer jusqu’au bout la conséquence de nos principes, nous estimerons que la partie justement ne vaudra pas la peine d’être jouée. Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où, non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu. Si nous n’étions pas persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous estimerions être inférieurs à notre tâche la plus absolue. Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le faire crier.

Cette nécessité dans laquelle nous nous trouvons d’être le plus vrai et le plus vivant possible, indique assez le mépris dans lequel nous tenons tous les moyens de théâtre proprement dits, tout ce qui constitue ce que l’on est convenu d’appeler la mise en scène, comme éclairage, décors, costumes, etc. Il y a là tout un pittoresque de commande et qui n’est pas ce sur quoi nous portons tous nos soins. Pour un peu, nous en reviendrions aux chandelles. Le théâtre réside pour nous en un quelque chose d’impondérable, et qui ne s’accommode en aucune façon du progrès.

Ce qui donnera aux spectacles montés par nous leur valeur de réalité et d’évidence tiendra la plupart du temps à une trouvaille insensible, mais capable de créer dans l’esprit du spectateur le maximum d’illusion. C’est assez dire qu’en fait de mise en scène et de principes nous nous en remettons bravement au hasard. Dans le théâtre que nous voulons faire, le hasard sera notre dieu. Nous n’avons peur d’aucun échec, d’aucune catastrophe. Si nous n’avions foi en un miracle possible, nous ne nous engagerions pas dans cette voie pleine d’aléas. Mais un miracle seul est capable de nous récompenser de nos efforts et de notre patience. C’est sur ce miracle que nous tablons.

Le metteur en scène, qui n’obéit à aucun principe, mais qui suit son inspiration, fera ou ne fera pas la trouvaille qui nous est nécessaire. En fonction de la pièce qu’il aura à monter il fera ou ne fera pas une découverte, il aura ou il n’aura pas une invention ingénieuse frappante, il trouvera ou ne trouvera pas l’élément d’inquiétude propre à jeter le spectateur dans le doute cherché.

Toute notre réussite est fonction de cette alternative.

Il est bien évident, toutefois, que nous travaillerons sur des textes déterminés; les œuvres que nous jouerons appartiennent à la littérature, quoi qu’on en ait. Comment arriver à concilier notre désir de liberté et d’indépendance avec la nécessité de nous conformer à un certain nombre de directives imposées par les textes?

Pour cette définition que nous essayons de donner au théâtre, une seule chose nous semble invulnérable, une seule chose nous paraît vraie: le texte. Mais le texte en tant que réalité distincte, existant par elle-même, se suffisant à elle-même, non quant à son esprit que nous sommes aussi peu que possible disposés à respecter, mais simplement quant au déplacement d’air que son énonciation provoque. Un point, c’est tout.

Car ce qui nous paraît essentiellement gênant dans le théâtre, et surtout essentiellement destructible, c’est ce qui distingue l’art théâtral de l’art pictural et de la littérature, c’est tout cet attirail haïssable et encombrant qui fait d’une pièce écrite un spectacle au lieu de rester dans les limites de la parole, des images et des abstractions.

C’est cela, cet attirail, ce déploiement visuel que nous voulons réduire à son minimum impossible et recouvrir sous l’aspect de gravité et le caractère d’inquiétude de l’action.

[…]

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