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Antonin Artaud: L’évolution du décor

Antonin Artaud
L’évolution du décor
Œuvres Complètes II
Gallimard

 

Il faut ignorer la mise en scène, le théâtre.

Tous les grands dramaturges, les dramaturges types ont pensé en dehors du théâtre.

Voyez Eschyle, Sophocle, Shakespeare.

Voyez, dans un autre ordre d’idées, Racine, Corneille, Molière. Ceux-ci suppriment ou à peu près la mise en scène extérieure, mais ils creusent à l’infini les déplacements intérieurs, cette espèce de perpétuel va-et-vient des âmes de leurs héros.

L’asservissement à l’auteur, la soumission au texte, quel funèbre bateau! Mais chaque texte a des possibilités infinies. L’esprit et non la lettre du texte! Mais un texte demande plus que de l’analyse et de la pénétration.

Il y a à rétablir une espèce d’intercommunication magnétique entre l’esprit de l’auteur et l’esprit du metteur en scène. Le metteur en scène doit faire même abstraction de sa propre logique et de sa propre compréhension. Ceux qui ont prétendu jusqu’ici s’en référer uniquement à des textes sont parvenus peut-être à se débarrasser du mimétisme béat de certaines traditions, ils n’ont pas su avant tout faire abstraction du théâtre et de leur propre compréhension. Ils ont remplacé certaines traditions moliéresques ou odéoniennes par telles nouvelles traditions venues de Russie ou d’ailleurs. Et alors qu’ils cherchaient à se débarrasser du théâtre, ils pensaient encore et toujours au théâtre. Ils composaient avec la scène, avec les décors, avec les acteurs.

Chaque œuvre ils la pensent en raison du théâtre. Rethéâtraliser le théâtre. Tel est leur nouveau cri monstrueux. Mais le théâtre, il faut le rejeter dans la vie.

Ce qui ne veut pas dire qu’il faut faire de la vie au théâtre. Comme si on pouvait seulement imiter la vie. Ce qu’il faut, c’est retrouver la, vie du théâtre, dans toute sa liberté.

Cette vie est tout entière incluse dans le texte des grands tragiques, quand on l’entend avec sa couleur, qu’on le voit avec ses dimensions et son niveau, son volume, ses perspectives, sa particulière densité.

Mais nous manquons de mysticité. Qu’est-ce donc qu’un metteur en scène qui n’est pas habitué à regarder avant tout en soi-même et qui ne saurait pas au besoin s’abstraire et se délivrer de lui? Cette rigueur est indispensable. Ce n’est qu’à force de purification et d’oubli que nous pourrons retrouver la pureté de nos réactions initiales et apprendre à redonner à chaque geste de théâtre son indispensable sens humain.

Pour l’instant, recherchons avant tout des pièces qui soient comme une transsubstantiation de la vie. On va au théâtre pour s’évader de soi-même ou, si vous voulez, pour se retrouver dans ce que l’on a, non pas tellement de meilleur, mais de plus rare et de plus criblé. Tout est loisible au théâtre, sauf la sécheresse et la «quotidienneté». Que l’on jette donc les yeux sur la peinture. Il y a, à l’heure qu’il est, de jeunes peintres qui ont retrouvé le sens de la véritable peinture. Ils peignent des joueurs d’échecs ou de cartes qui sont semblables à des dieux.

Qu’est-ce qui provoque cette attraction du cirque et du music-hall sur notre monde moderne? J’emploierais bien le mot de fantaisie si je ne le sentais si prostitué, du moins dans le sens où on l’entend actuellement, et s’il ne devait aboutir à des recherches propres uniquement à cette rcthéâtralisation du théâtre qui est le dernier cri de l’idéal contemporain. Non, je dirai plutôt qu’il faut intellectualiser le théâtre, mettre les sentiments et les gestes des personnages sur le plan où ils ont leur sens le plus rare et le plus essentiel. Il faut rendre plus subtile l’atmosphère du théâtre. Ce qui ne demande aucune opération métaphysique bien élevée. Témoin le cirque. Mais simplement le sens des valeurs de l’esprit. Ceci supprime et met en dehors du théâtre les trois quarts au moins des productions qui y ont cours, mais fait remonter le théâtre jusqu’à sa source et le sauve du même coup. Pour sauver le théâtre, je supprimerais jusqu’à Isben, à cause de telles discussions sur des points de philosophie ou de morale qui n’intéressent pas suffisamment par rapport à nous l’âme de ses héros.

Sophocle, Eschyle, Shakespeare sauvaient certains tiraillements d’âme, un peu trop au niveau de la vie normale, par cette espèce de terreur divine qui pesait sur les gestes de leurs héros, et à laquelle le peuple était plus sensible tout de même qu’aujourd’hui.

Ce que nous avons perdu du côté strictement mystique, nous pouvons le regagner du côté intellectuel.

Mais il faut pour cela réapprendre à être mystique au moins d’une certaine façon; et nous appliquant à un texte, nous oubliant nous-mêmes, oubliant le théâtre, attendre et fixer les images qui naîtront en nous nues, naturelles, excessives, et aller jusqu’au bout de ces images.

Se débarrasser non seulement de toute réalité, de toute vraisemblance, mais même de toute logique, si au bout de l’illogisme nous apercevons encore la vie.

Pratiquement, et puisqu’il faut malgré tout des principes, voici quelques idées palpables:

Il est certain que tout ce qui est au théâtre visiblement faux contribue à créer l’erreur dont nous souffrons. Voyez les clowns. Ils bâtissent la scène avec la direction d’un regard. Donc sur la scène rien que de réel. Mais tout ceci a été dit. On ne supportera pas que des acteurs à trois dimensions se meuvent sur des perspectives plates et avec des masques peints. L’illusion n’existe pas pour le premier rang de l’orchestre. Il faut ou éloigner la scène, ou supprimer tout le côté visuel du spectacle.

De plus, pour que la gradation mentale soit plus sensible, il faut établir entre Shakespeare et nous une espèce de pont corporel. Un acteur quelconque qui, dans un accoutrement, le mettra hors de la vie normale, mais sans le projeter dans le passé, sera censé assister au spectacle, mais sans y prendre part. Une espèce de personnage en gibus et sans maquillage qui, par son allure, s’extrairait de l’as­ semblée. Il faudrait changer la conformation de la salle et que la scène fût déplaçable suivant les besoins de l’action. Il faudrait également que le côté strictement spectacle du spectacle fût supprimé. On viendrait là non plus tellement pour voir, mais pour participer.

Le public doit avoir la sensation qu’il pourrait sans opération très savante faire ce que les acteurs font.

Ces quelques principes entendus, le reste est affaire du génie du metteur en scène, qui doit trouver les éléments de suggestion et de style, l’architecture ou la ligne essentielle les plus propres à évoquer une œuvre dans son atmosphère et dans sa spéciosité.

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